« Puis on entrerait par l'arrière, dans la cour, et là on verrait les bêtes se retrouver en bêlant, en meuglant, une sorte d'ultime réunion de famille où on se dérouille les pattes et on papillonne des yeux en sortant du camion, et dans un coin il y a un tas de viscères fumantes, c'est là que le regard de quelques bêtes commence à chanceler, et que certaines restent immobiles, comme clouées au sol, de sorte qu'on doit les piquer au moyen d'un long crochet pour les faire avancer. La suite, c'est le couloir de la mort. Là c'est étroit, il n'y a place que pour un seul animal à la fois, et, de chaque côté du mur, des hommes brandissent leurs crochets pour que ça aille plus vite. Les veaux sont les plus affolés. Eux, on les a immobilisés pendant des mois pour produire une chair blanche très tendre, et voila qu'arrivés dans le couloir de la mort on leur demande de courir, pour la première et la dernière fois de leur courte vie. J'en ai vu sauter à une hauteur incroyable, j'en ai vu se heurter violemment contre les murs, ces bêtes grassouillettes, au cuir tendre, qui n'ont jamais rien fait d'autre que boire, immobiles, le lait enrichi mis à leur portée immédiate, l'unique effort consistant à essayer d'atteindre au-dessus des cloisons, le museau du voisin, pour le lécher comme on tête le pis de sa mère. Dans le couloir de la mort, il fait sombre comme dans l'étable, mais ici les yeux brillent, ceux des bêtes et ceux des hommes, tous ils reflètent une lueur unique: celle qui éclaire, au bout du tunnel, l'endroit où on tue. » Caroline Lamarche (Le jour du chien-éditions de Minuit, 1996)
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