« Puis on entrerait par l'arrière, dans la cour, et là on verrait les bêtes se retrouver en bêlant, en meuglant, une sorte d'ultime réunion de famille où on se dérouille les pattes et on papillonne des yeux en sortant du camion, et dans un coin il y a un tas de viscères fumantes, c'est là que le regard de quelques bêtes commence à chanceler, et que certaines restent immobiles, comme clouées au sol, de sorte qu'on doit les piquer au moyen d'un long crochet pour les faire avancer. La suite, c'est le couloir de la mort. Là c'est étroit, il n'y a place que pour un seul animal à la fois, et, de chaque côté du mur, des hommes brandissent leurs crochets pour que ça aille plus vite. Les veaux sont les plus affolés. Eux, on les a immobilisés pendant des mois pour produire une chair blanche très tendre, et voila qu'arrivés dans le couloir de la mort on leur demande de courir, pour la première et la dernière fois de leur courte vie. J'en ai vu sauter à une hauteur incroyable, j'en ai vu se heurter violemment contre les murs, ces bêtes grassouillettes, au cuir tendre, qui n'ont jamais rien fait d'autre que boire, immobiles, le lait enrichi mis à leur portée immédiate, l'unique effort consistant à essayer d'atteindre au-dessus des cloisons, le museau du voisin, pour le lécher comme on tête le pis de sa mère. Dans le couloir de la mort, il fait sombre comme dans l'étable, mais ici les yeux brillent, ceux des bêtes et ceux des hommes, tous ils reflètent une lueur unique: celle qui éclaire, au bout du tunnel, l'endroit où on tue. » Caroline Lamarche (Le jour du chien-éditions de Minuit, 1996)
jeudi, septembre 14, 2006
« On a commencé par couper l'homme de la nature, et par le constituer en règne souverain; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu'au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l'homme occidental ne put-il comprendre qu'en s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce qu'il retirait à l'autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d'autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d'un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe et sa notion. » Claude Lévi-Strauss
«L'altercation est vive entre ces deux hommes, sur ce sentier de forêt. L'un s'appuie sur une canne de marche, une paire de jumelles est pendue à son cou. L'autre porte un fusil de chasse, et de sa gibecière dépassent la queue d'un faisan, la tête d'un canard colvert et les pattes d'un lapin. Il est penché sur son chien, qu'il caresse et cajole, en lui massant le bout d'une patte, sur laquelle le promeneur a maladroitement marché: le sentier est très étroit. Quelques mots de regret n'ont pas évité une explosion de colère: « Vous ne pouvez pas faire attention! Regardez ce que vous avez fait à mon chien! pauvre bête, viens là! viens! » Le chien n'a bientôt plus mal; il a déjà oublié. Mais le canard, le faisan et le lapin sont morts, les ailes ou les pattes brisées, les boyaux perforés. Un animal a droit aux soins, à l'attention de l'homme: trois autres ont pour lot la souffrance, l'agonie et la mort. Pourquoi ? »
Jean-Claude Nouët